Interview de Christian Goudineau dans Marianne2.
Professeur au collège de France, titulaire de la chaire des Antiquités nationales.
"Goscinny a accumulé anachronismes et erreurs. Mais quel bonheur !"
Dixit C.Goudineau
Une erreur historique qui arrange tout le monde?
Marianne: Il paraît que les Gaulois ne craignaient qu'une seule chose, que le ciel leur tombât sur la tête..
Christian Goudineau: "Mais ce n'est pas demain la veille", comme se plaît à dire le chef Abraracourcix. Non, c'est une légende tirée du géographe grec Strabon. Il raconte que, jadis, recevant des Celtes, Alexandre le Grand leur demanda de quoi ils avaient le plus peur. Réponse espérée, bien sûr: de lui-même. Les fiers barbares s'en tirèrent par une boutade qu'on a fini par prendre au premier degré.
La cervoise tenait-elle, dans les ripailles gauloises, la place dévolue par les auteurs d'Astérix ?
Ch.G.: Non, encore. Les Gaulois buvaient bien une sorte de bière à base de froment ou d'orge, mais, sans houblon, elle se conservait mal. En revanche, ils adoraient le vin importé d'Italie, que notre village semble ignorer. Des millions d'hectolitres arrivaient du Latium et de la Campanie par bateaux ou par charrois, et les énormes monceaux de débris d'amphores mis à jour par les archéologues permettent d'évaluer l'ampleur de la consommation. Le vin jouait un rôle important dans la redistribution rituelle des richesses. Les chefs et les aristocrates en régalaient leur clientèle populaire au cours de fastueux banquets, qui devaient ressembler à ceux qu'on voit en dernière page des albums d'Astérix. Très alcoolisé, le lourd vin romain était avalé sans eau au cours de ces agapes qui scandalisaient les visiteurs plus raffinés.
Les petites paillotes rondes où habitent Astérix et ses amis, c'est historique?
Ch.G.: Il s'agit, là encore, d'interprétations fantaisistes. La hutte style Club Med représentée sur la colonne Trajane, à Rome, abritait un Dace de l'actuelle Roumanie et non un Gaulois. Des habitations celtes faites de bois et d'argile, nous n'en avons que des traces au sol: c'est assez pour savoir qu'elles étaient rectangulaires ou carrées pour s'inscrire de part et d'autre de la rue principale des villages. Les maisons riches pouvaient avoir jusqu'à 30 ou 40 m de façade; d'autres n'avaient qu'une pièce, mais généralement avec une cave et un grenier. La décoration, on n'en a aucune idée.
Et notre indomptable village écologique perdu au milieu de la forêt grouillante de sangliers, il est typiquement gaulois ?
Ch.G.: César, dans sa Guerre des Gaules, recense trois sortes d'habitat. Il y a les oppida, ou places fortes, refuges en cas de guerre mais aussi lieux de culte et de foire. Ces véritables villes, par exemple Bibracte, la capitale des Eduens, pouvaient être aussi étendues que le Paris de Philippe Auguste. Les hameaux, eux, étaient assez semblables à celui d'Astérix. Enfin, des paysans vivaient dans des fermes isolées. Quant à la Gaule «presque entièrement couverte de grande forêt», comme le prétendait en 1877 le célèbre Tour de France par deux enfants, c'est un mythe. Le déboisement avait été intensif depuis l'époque néolithique, et de vastes niches s'étendaient sans défense contre l'érosion. Rien de moins écologique. On a calculé que, pour les seuls remparts de Bibracte, 200 ha ont été rasés, sans compter le bois nécessaire afin d'extraire, fondre et forger les 100 tonnes de fer de la clouterie. Des traces de vie découvertes au fond de certaines forêts d'aujourd'hui paraissent indiquer que, depuis Astérix, le reboisement est allé plutôt bon train.
Et le sanglier, pain quotidien des farouches Gaulois en général et d'Obélix en particulier ?
Ch.G.: Plutôt une friandise. En identifiant les ossements d'animaux trouvés sur les lieux d'habitation, l'archéozoologie permet de se faire une idée assez précise du régime des Gaulois d'avant la conquête romaine. Faute d'avoir trouvé des menus, impossible de savoir s'ils mangeaient de la viande tous les jours; mais, statistiquement, le gibier représentait à peine 1 à 2% de leur alimentation carnée. Plus qu'un moyen de subsistance, la chasse était un sport pratiqué par les cavaliers aristocrates. En effet, des équipements cynégétiques, armes, éperons, etc., ont été découverts dans les domaines patriciens à proximité d'os de chevreuils et de sangliers. Certes, les paysans pauvres devaient prendre par-ci par-là un lapin au collet, mais c'était juste un petit surplus. En bord de mer et de rivières, au contraire, la consommation de poisson était abondante. Un bon point pour Ordralphabétix, l'irascible poissonnier de notre village rebelle.
Les Gaulois mangeaient principalement - les soirs de ripaille ? - les boeufs, moutons et porcs de leur cheptel. Toujours d'après l'examen des ossements, il s'agissait en général de bêtes trop âgées pour donner encore du lait ou tirer la charrue. Cependant, selon la Guerre des Gaules, les riches préféraient les animaux jeunes et tendres, par exemple des brebis qui n'avaient pas encore agnelé. Les Gaulois élevaient, en outre, des chiens pour les manger.
Les bouchers celtiques découpaient la viande à peu près comme, aujourd'hui, les nôtres. Les charcutiers étaient également fort habiles à accommoder les porcs qui vagabondaient près des maisons. D'après Strabon, en visitant un village, il fallait veiller à ne pas se faire jeter à terre par ces animaux petits, mais robustes... La viande était rôtie à la façon d'Obélix, ou bouillie dans des chaudrons. Les têtes et pieds de porc devaient être, si l'on en croit les dépotoirs, très appréciés. Les archéozoologistes, enfin, ont été surpris de compter relativement peu de fémurs de porc. Une seule explication logique: les excellents jambons gaulois étaient exportés au loin ! C'est vrai qu'à l'époque Parme était en Gaule, fût-elle cisalpine.
Et le bouclier, sur lequel des porteurs surmenés transbahutent l'ombrageux et ventru Abraracourcix ?
Ch.G.: Tant pis ou tant mieux pour le fantastique numéro d'équilibriste du Combat des chefs: la cérémonie du pavois fut, mais bien plus tard, une coutume franque. Mérovée et Clovis furent solennellement consacrés sur le bouclier, rien à voir avec la Gaule. Goscinny, le vrai père d'Astérix, a ainsi accumulé les anachronismes avec humour et bonheur. Obélix en train de livrer des menhirs, par exemple, c'est comme si Périclès garait sa Twingo devant le Parthénon. Les derniers mégalithes furent levés deux mille ans au moins avant la guerre des Gaules, et les contemporains de Vercingétorix ne savaient même pas qu'il s'agissait de tombeaux. Quant aux Normands qui ignorent la peur et adorent la crème, ils ne dévasteront le littoral français qu'une bonne demi-douzaine de siècles après Astérix.
La francisque à deux tranchants, est-ce que ce n'était pas plutôt, comme son nom l'indique, une arme franque ?
Ch.G.: Même pas. La hache de jet des Francs n'avait qu'un seul tranchant. L'outil malcommode connu sous le nom de francisque semble avoir été imaginé de toutes pièces à partir du faisceau des licteurs romains, constitué en effet par une hache à deux lames entourée de baguettes pour signifier aux délinquants qu'ils risquaient d'être fouettés ou décapités. On sait comment le faisceau, ou fascio, a été choisi comme symbole par les fascistes italiens, et quelle place a tenu la francisque dans la panoplie vichyste.
Et Panoramix?
Ch.G.: Le vénérable bouilleur de potion magique est montré sous un jour trop exclusivement sacerdotal. Il n'y avait pas de véritable clergé chez les Celtes. Le druide appartenait en fait à une caste supérieure, proche de l'aristocratie militaire. Il était aussi - de nombreux textes romains nous l'apprennent - un administrateur, un diplomate, un officier d'état civil, un juge et à l'occasion un guerrier. L'étendue de ses connaissances en astronomie a, d'autre part, stupéfié César. Aucun doute quand même, les druides coupaient bien le gui sacré au commencement de la sixième lunaison. La faucille d'or dont Panoramix ne se sépare jamais, c'est une autre histoire: son tranchant aurait été incapable de couper la moindre branche, et on n'en a trouvé aucune trace sur les sites gaulois.
Les bardes ?
Ch.G.: En charge de la tradition orale dont, faute d'écriture, le rôle était essentiel, ils composaient et chantaient dans les grandes occasions les hymnes qui assuraient la continuité identitaire de la tribu. Ils intervenaient aussi dans l'éducation des jeunes garçons. On a trouvé, en Armorique justement, plusieurs bas-reliefs représentant des bardes munis d'une sorte de cithare qui ressemble assez bien à l'instrument dont Assurancetourix tire des accords diversement appréciés par les villageois. Un bon point pour Goscinny et Uderzo, sauf qu'aucune sculpture ne montre de barde bâillonné et suspendu à un chêne. Les fouilles continuent...
Dans les albums d'Astérix comme dans notre inconscient collectif, pas de Gaulois sans moustaches, pas de moustaches sans Gaulois. Encore une illusion ?
Ch.G.: Hélas oui, du moins à l'époque de la guerre des Gaules. Les Celtes ont jadis porté des moustaches, mais, si dans l'Antiquité les modes changeaient moins vite qu'aujourd'hui, il y avait quand même des flux et des reflux. Vercingétorix lui-même apparaît résolument glabre sur les pièces de monnaie d'époque. César, qui a fréquenté les Gaulois pendant des années, ne mentionne jamais leurs moustaches, alors que celles des cousins celtes d'outre-Manche l'ont vivement impressionné. Les paysans, certes, ne se rasaient pas tous les jours, mais l'expression «Gaule chevelue» pour désigner les rudes territoires situés au nord de la Provence romanisée procède peut-être d'un dérapage de traduction. En latin, comatus signifie «chevelu», mais aussi «coquettement attifé». Or, toujours sur les monnaies frappées autour de l'an 52 av. J.-C, les aristocrates gaulois arborent des coiffures très élaborées.
Un village gaulois obstinément patriote, qui refuse "mordicus" les avantages de la modernité romaine, c'est vraisemblable ?
Ch.G.: Logique qu'une tribu, et même une ligue de tribus comme celle de Vercingétorix, s'efforce de défendre son identité: mais on ne peut pas parler de patriotisme gaulois. Après tout, ce sont les Eduens qui ont fait appel à César contre leurs voisins celtes... La Gaule était une mosaïque d'alliances, de protectorats, de clientèles et d'affrontements; bref, une abstraction. Guerre «des» Gaules, au pluriel, c'est une expression assez juste. Après la victoire des légions, c'est vrai, il y a eu quelques soulèvements locaux dans le Nord et le Sud-Est. La répression, dont les archives romaines gardent la trace, fut radicale. Deux ans après Alésia, faute de potion magique, c'était terminé.
La "paix romaine" règne sur les Gaules.
Les habitants de notre village armoricain, s'ils sont friands de bagarres, apparaissent surtout comme de joyeux bambocheurs. La vérité était-elle aussi idyllique ?
Ch.G.: Les banquets avec orgie de vin italien, les brasiers où rôtissaient des viandes - mais pas ou peu de sanglier ! -, les déclamations des bardes, soit. Mais l'aristocratie gauloise n'était pas tendre pour autant, les paysans devaient trimer dur. Ah oui, les fameux sacrifices humains dont parle César... Ils ont existé comme dans toutes les sociétés traditionnelles, et même à Rome, mais les contemporains de Vercingétorix préféraient décapiter leurs prisonniers de guerre et, pour terroriser l'ennemi, en exposer les momies desséchées. Simple routine, à l'époque.
Professeur au collège de France, titulaire de la chaire des Antiquités nationales.
"Goscinny a accumulé anachronismes et erreurs. Mais quel bonheur !"
Dixit C.Goudineau
Une erreur historique qui arrange tout le monde?
Marianne: Il paraît que les Gaulois ne craignaient qu'une seule chose, que le ciel leur tombât sur la tête..Christian Goudineau: "Mais ce n'est pas demain la veille", comme se plaît à dire le chef Abraracourcix. Non, c'est une légende tirée du géographe grec Strabon. Il raconte que, jadis, recevant des Celtes, Alexandre le Grand leur demanda de quoi ils avaient le plus peur. Réponse espérée, bien sûr: de lui-même. Les fiers barbares s'en tirèrent par une boutade qu'on a fini par prendre au premier degré.
La cervoise tenait-elle, dans les ripailles gauloises, la place dévolue par les auteurs d'Astérix ?
Ch.G.: Non, encore. Les Gaulois buvaient bien une sorte de bière à base de froment ou d'orge, mais, sans houblon, elle se conservait mal. En revanche, ils adoraient le vin importé d'Italie, que notre village semble ignorer. Des millions d'hectolitres arrivaient du Latium et de la Campanie par bateaux ou par charrois, et les énormes monceaux de débris d'amphores mis à jour par les archéologues permettent d'évaluer l'ampleur de la consommation. Le vin jouait un rôle important dans la redistribution rituelle des richesses. Les chefs et les aristocrates en régalaient leur clientèle populaire au cours de fastueux banquets, qui devaient ressembler à ceux qu'on voit en dernière page des albums d'Astérix. Très alcoolisé, le lourd vin romain était avalé sans eau au cours de ces agapes qui scandalisaient les visiteurs plus raffinés.
Les petites paillotes rondes où habitent Astérix et ses amis, c'est historique?
Ch.G.: Il s'agit, là encore, d'interprétations fantaisistes. La hutte style Club Med représentée sur la colonne Trajane, à Rome, abritait un Dace de l'actuelle Roumanie et non un Gaulois. Des habitations celtes faites de bois et d'argile, nous n'en avons que des traces au sol: c'est assez pour savoir qu'elles étaient rectangulaires ou carrées pour s'inscrire de part et d'autre de la rue principale des villages. Les maisons riches pouvaient avoir jusqu'à 30 ou 40 m de façade; d'autres n'avaient qu'une pièce, mais généralement avec une cave et un grenier. La décoration, on n'en a aucune idée.
Et notre indomptable village écologique perdu au milieu de la forêt grouillante de sangliers, il est typiquement gaulois ?
Ch.G.: César, dans sa Guerre des Gaules, recense trois sortes d'habitat. Il y a les oppida, ou places fortes, refuges en cas de guerre mais aussi lieux de culte et de foire. Ces véritables villes, par exemple Bibracte, la capitale des Eduens, pouvaient être aussi étendues que le Paris de Philippe Auguste. Les hameaux, eux, étaient assez semblables à celui d'Astérix. Enfin, des paysans vivaient dans des fermes isolées. Quant à la Gaule «presque entièrement couverte de grande forêt», comme le prétendait en 1877 le célèbre Tour de France par deux enfants, c'est un mythe. Le déboisement avait été intensif depuis l'époque néolithique, et de vastes niches s'étendaient sans défense contre l'érosion. Rien de moins écologique. On a calculé que, pour les seuls remparts de Bibracte, 200 ha ont été rasés, sans compter le bois nécessaire afin d'extraire, fondre et forger les 100 tonnes de fer de la clouterie. Des traces de vie découvertes au fond de certaines forêts d'aujourd'hui paraissent indiquer que, depuis Astérix, le reboisement est allé plutôt bon train.
Et le sanglier, pain quotidien des farouches Gaulois en général et d'Obélix en particulier ?
Ch.G.: Plutôt une friandise. En identifiant les ossements d'animaux trouvés sur les lieux d'habitation, l'archéozoologie permet de se faire une idée assez précise du régime des Gaulois d'avant la conquête romaine. Faute d'avoir trouvé des menus, impossible de savoir s'ils mangeaient de la viande tous les jours; mais, statistiquement, le gibier représentait à peine 1 à 2% de leur alimentation carnée. Plus qu'un moyen de subsistance, la chasse était un sport pratiqué par les cavaliers aristocrates. En effet, des équipements cynégétiques, armes, éperons, etc., ont été découverts dans les domaines patriciens à proximité d'os de chevreuils et de sangliers. Certes, les paysans pauvres devaient prendre par-ci par-là un lapin au collet, mais c'était juste un petit surplus. En bord de mer et de rivières, au contraire, la consommation de poisson était abondante. Un bon point pour Ordralphabétix, l'irascible poissonnier de notre village rebelle.
Les Gaulois mangeaient principalement - les soirs de ripaille ? - les boeufs, moutons et porcs de leur cheptel. Toujours d'après l'examen des ossements, il s'agissait en général de bêtes trop âgées pour donner encore du lait ou tirer la charrue. Cependant, selon la Guerre des Gaules, les riches préféraient les animaux jeunes et tendres, par exemple des brebis qui n'avaient pas encore agnelé. Les Gaulois élevaient, en outre, des chiens pour les manger.
Les bouchers celtiques découpaient la viande à peu près comme, aujourd'hui, les nôtres. Les charcutiers étaient également fort habiles à accommoder les porcs qui vagabondaient près des maisons. D'après Strabon, en visitant un village, il fallait veiller à ne pas se faire jeter à terre par ces animaux petits, mais robustes... La viande était rôtie à la façon d'Obélix, ou bouillie dans des chaudrons. Les têtes et pieds de porc devaient être, si l'on en croit les dépotoirs, très appréciés. Les archéozoologistes, enfin, ont été surpris de compter relativement peu de fémurs de porc. Une seule explication logique: les excellents jambons gaulois étaient exportés au loin ! C'est vrai qu'à l'époque Parme était en Gaule, fût-elle cisalpine.
Et le bouclier, sur lequel des porteurs surmenés transbahutent l'ombrageux et ventru Abraracourcix ?
Ch.G.: Tant pis ou tant mieux pour le fantastique numéro d'équilibriste du Combat des chefs: la cérémonie du pavois fut, mais bien plus tard, une coutume franque. Mérovée et Clovis furent solennellement consacrés sur le bouclier, rien à voir avec la Gaule. Goscinny, le vrai père d'Astérix, a ainsi accumulé les anachronismes avec humour et bonheur. Obélix en train de livrer des menhirs, par exemple, c'est comme si Périclès garait sa Twingo devant le Parthénon. Les derniers mégalithes furent levés deux mille ans au moins avant la guerre des Gaules, et les contemporains de Vercingétorix ne savaient même pas qu'il s'agissait de tombeaux. Quant aux Normands qui ignorent la peur et adorent la crème, ils ne dévasteront le littoral français qu'une bonne demi-douzaine de siècles après Astérix.
La francisque à deux tranchants, est-ce que ce n'était pas plutôt, comme son nom l'indique, une arme franque ?
Ch.G.: Même pas. La hache de jet des Francs n'avait qu'un seul tranchant. L'outil malcommode connu sous le nom de francisque semble avoir été imaginé de toutes pièces à partir du faisceau des licteurs romains, constitué en effet par une hache à deux lames entourée de baguettes pour signifier aux délinquants qu'ils risquaient d'être fouettés ou décapités. On sait comment le faisceau, ou fascio, a été choisi comme symbole par les fascistes italiens, et quelle place a tenu la francisque dans la panoplie vichyste.
Et Panoramix?
Ch.G.: Le vénérable bouilleur de potion magique est montré sous un jour trop exclusivement sacerdotal. Il n'y avait pas de véritable clergé chez les Celtes. Le druide appartenait en fait à une caste supérieure, proche de l'aristocratie militaire. Il était aussi - de nombreux textes romains nous l'apprennent - un administrateur, un diplomate, un officier d'état civil, un juge et à l'occasion un guerrier. L'étendue de ses connaissances en astronomie a, d'autre part, stupéfié César. Aucun doute quand même, les druides coupaient bien le gui sacré au commencement de la sixième lunaison. La faucille d'or dont Panoramix ne se sépare jamais, c'est une autre histoire: son tranchant aurait été incapable de couper la moindre branche, et on n'en a trouvé aucune trace sur les sites gaulois.
Les bardes ?
Ch.G.: En charge de la tradition orale dont, faute d'écriture, le rôle était essentiel, ils composaient et chantaient dans les grandes occasions les hymnes qui assuraient la continuité identitaire de la tribu. Ils intervenaient aussi dans l'éducation des jeunes garçons. On a trouvé, en Armorique justement, plusieurs bas-reliefs représentant des bardes munis d'une sorte de cithare qui ressemble assez bien à l'instrument dont Assurancetourix tire des accords diversement appréciés par les villageois. Un bon point pour Goscinny et Uderzo, sauf qu'aucune sculpture ne montre de barde bâillonné et suspendu à un chêne. Les fouilles continuent...
Dans les albums d'Astérix comme dans notre inconscient collectif, pas de Gaulois sans moustaches, pas de moustaches sans Gaulois. Encore une illusion ?
Ch.G.: Hélas oui, du moins à l'époque de la guerre des Gaules. Les Celtes ont jadis porté des moustaches, mais, si dans l'Antiquité les modes changeaient moins vite qu'aujourd'hui, il y avait quand même des flux et des reflux. Vercingétorix lui-même apparaît résolument glabre sur les pièces de monnaie d'époque. César, qui a fréquenté les Gaulois pendant des années, ne mentionne jamais leurs moustaches, alors que celles des cousins celtes d'outre-Manche l'ont vivement impressionné. Les paysans, certes, ne se rasaient pas tous les jours, mais l'expression «Gaule chevelue» pour désigner les rudes territoires situés au nord de la Provence romanisée procède peut-être d'un dérapage de traduction. En latin, comatus signifie «chevelu», mais aussi «coquettement attifé». Or, toujours sur les monnaies frappées autour de l'an 52 av. J.-C, les aristocrates gaulois arborent des coiffures très élaborées.
Un village gaulois obstinément patriote, qui refuse "mordicus" les avantages de la modernité romaine, c'est vraisemblable ?
Ch.G.: Logique qu'une tribu, et même une ligue de tribus comme celle de Vercingétorix, s'efforce de défendre son identité: mais on ne peut pas parler de patriotisme gaulois. Après tout, ce sont les Eduens qui ont fait appel à César contre leurs voisins celtes... La Gaule était une mosaïque d'alliances, de protectorats, de clientèles et d'affrontements; bref, une abstraction. Guerre «des» Gaules, au pluriel, c'est une expression assez juste. Après la victoire des légions, c'est vrai, il y a eu quelques soulèvements locaux dans le Nord et le Sud-Est. La répression, dont les archives romaines gardent la trace, fut radicale. Deux ans après Alésia, faute de potion magique, c'était terminé.
La "paix romaine" règne sur les Gaules.
Les habitants de notre village armoricain, s'ils sont friands de bagarres, apparaissent surtout comme de joyeux bambocheurs. La vérité était-elle aussi idyllique ?
Ch.G.: Les banquets avec orgie de vin italien, les brasiers où rôtissaient des viandes - mais pas ou peu de sanglier ! -, les déclamations des bardes, soit. Mais l'aristocratie gauloise n'était pas tendre pour autant, les paysans devaient trimer dur. Ah oui, les fameux sacrifices humains dont parle César... Ils ont existé comme dans toutes les sociétés traditionnelles, et même à Rome, mais les contemporains de Vercingétorix préféraient décapiter leurs prisonniers de guerre et, pour terroriser l'ennemi, en exposer les momies desséchées. Simple routine, à l'époque.
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Le Crépuscule des Celtes
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Gaulois, le peuple de France
de Jean-Francis HeldLes auteurs d'Astérix, c'est vrai, ont pris des libertés avec la vérité historique. D'autres l'ont fait avant eux, et avec des arrière-pensées moins innocentes. César a commencé très fort en décrivant les Gaulois comme d'intrépides colosses au corps blanc qu'il a eu d'autant plus de mérite à vaincre. Depuis, les historiens et l'imagination populaire, Amédée - le frère d'Augustin - Thierry, Michelet ou Camille Jullian comme le Tour de France par deux enfants, ont pris le relais. La "celtitude" n'a pas toujours été facile à exploiter: Napoléon III, par exemple, voulait en même temps démontrer que le césarisme était une aubaine pour les peuples et que Vercingétorix était, dans la France vaincue de 1870, un consolateur héroïque du genre Jeanne d'Arc en plus moustachu. Ultimes récupérateurs, Pétain et Le Pen.
Jeu de miroirs ? On dit parfois que les Français d'aujourd'hui, inventifs, rouspéteurs, impétueux mais vite abattus, ressemblent aux Gaulois tels que César les décrit dans la Guerre des Gaules. Il n'y a pas forcément de quoi s'en vanter. C'est le portrait du supposé barbare par le prétendu civilisé, toujours et partout. Ils sont fous, ces Romains ?
Une erreur historique qui arrange tout le monde
Jusqu'au printemps prochain, c'est-à-dire au plus fort de la campagne électorale pour les européennes, la France entière va baigner dans la mythologie - trop simple - de la Gaule et des Gaulois. Souverainistes et europhiles forcenés vont s'arracher le petit moustachu survitaminé, s'approprier les symboles évidents de "ce héros bien français", défenseur des valeurs universelles de la République: la justice, la fraternité, le courage, l'inventivité, l'esprit de résistance surtout. On convoquera Astérix sur le front de l'euro et de l'Europe, sur les champs de bataille de l'économie et du social, oubliant que le plus célèbre de nos personnages de bande dessinée renvoie à une erreur historique que les Français ont toujours trouvée arrangeante.
Français, Astérix ? «Nos ancêtres», les Gaulois ? Manquant de héros fondateurs à l'usage des écoliers, la IIIe République de Jules Ferry s'est inventé une ascendance gauloise pour faire pièce à l'idée répandue à l'époque d'une aristocratie descendant, elle, des Francs (Germains).
La Révolution, dès 1789, avait déjà cherché à sublimer la résistance des héros moustachus, derrière Vercingétorix, en les transformant en une plèbe pré-révolutionnaire en lutte contre les princes et les envahisseurs.
Coutumes, village, vêtements, cuisine... Astérix a tout faux
Quand Astérix et Obélix boutent les Romains hors de leur village, l'histoire de la Gaule a déjà perdu toute chance d'exister en tant que telle. On ne peut pas parler de nation gauloise, mais d'une nébuleuse tribale. Astérix était un Celte, et les Gaulois bretons montrèrent peu d'empressement, dès le début des guerres de César, à combattre les armées venues du sud. D'ailleurs, on comptait plus de Gaulois dans les rangs des légions romaines que parmi les défenseurs d'Alésia (52 av. J.-C.) et de Gergovie. N'en déplaise à Astérix, la France s'est fondée beaucoup plus tard avec Clovis et la chrétienté. Et, aussi sympathiques que soient certains héros gaulois, ils ne devraient pas plus compter, dans notre imaginaire collectif, que les Wisigoths, les Burgondes, les Belges, les Alémans, les Rhénans, bien des Saxons, des Celtes et des Romains. La seule langue, vaguement unitaire, que parla jamais la population des Gaules fut le latin; contrairement aux idées reçues, le catholicisme nous vint des Barbares du Nord et, jusqu'au Ve siècle, avant l'entité française, aucune autorité politique, autre que romaine, n'administra jamais l'«Hexagone». Comme l'explique, dans nos colonnes, le Pr Christian Goudineau, Astérix ne ressemble en rien à son vrai modèle gaulois, ni son village ni ses coutumes vestimentaires ou culinaires.
En fait, dans cette histoire pour enfants et adultes, rien n'est vrai.
Pas même l'esprit français censé en découler. Si les historiens, très tôt, voulurent trouver une origine franque à la lignée aristocratique française, les experts ne se sont jamais mis d'accord pour dater les fonts baptismaux du "peuple de France". Jean-Francis Held - Marianne2
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